136 Stances TIRCIS, il faut penser à faire la retraite;
La course de nos jours est plus qu'à demi faite;
L'âge
insensiblement nous conduit à la mort:
Nous avons assez vu sur la mer de ce monde
Errer au gré des flots
notre nef vagabonde;
Il est temps de jouir des délices du port. Le bien de la fortune est un bien périssable;
Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable;
Plus on est élevé,
plus on court de dangers;
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents
brise plutôt le faîte
Des maisons de nos rois que les toits des bergers.
O bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire,
Dont l'inutile
soin traverse nos plaisirs;
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa
fortune,
A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs!
Il laboure le champ que labourait son père;
Il ne s'informe point de ce qu'on délibère
Dans ces graves conseils
d'affaires accablés;
Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages,
Et n'observe des vents les sinistres présages,
Que
pour le soin qu'il a du salut de ses blés.
Roi de ses passions, il a ce qu'il désire.
Son fertile domaine est son petit empire,
Sa cabane est son Louvre
et son Fontainebleau;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et sans porter envie à la pompe
des princes
Se contente chez lui de les voir en tableau.
Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous sa faucille,
Le vendangeur
ployer sous le faix des paniers;
Et semble qu'à l'envi les fertiles montagnes,
Les humides vallons, et les
grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.
Il suit aucune fois un cerf par les foulées,
Dans ces vieilles forêts du peuple reculées,
Et qui même du jour
ignorent le flambeau;
Aucune fois des chiens il suit les voix confuses,
Et voit enfin le lièvre, après toutes ses
ruses,
Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.
Tantôt il se promène au long de ses fontaines,
De qui les petits flots font luire dans les plaines
L'argent de
leurs ruisseaux parmi l'or des moissons;
Tantôt il se repose, avecque les bergères,
Sur des lits naturels de
mousse et de fougères,
Qui n'ont d'autres rideaux que l'ombre des buissons.
Il soupire en repos l'ennui de sa vieillesse,
Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse
A vu dans le berceau
ses bras emmaillotés;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses
enchaînées
Vieillir avecque lui les bois qu'il a plantés.
Il ne va point fouiller aux terres inconnues,
A la merci des vents et des ondes chenues,
Ce que nature
avare a caché de trésors;
Et ne recherche point, pour honorer sa vie
De plus illustre mort, ni plus digne
d'envie,
Que de mourir au lit où ses pères sont morts.
Il contemple, du port, les insolentes rages
Des vents de la faveur, auteurs de nos orages,
Allumer des
mutins les desseins factieux;
Et voit en un clin d'oeil, par un contraire échange,
L'un déchiré du peuple au
milieu de la fange
Et l'autre à même temps élevé dans les cieux.
S'il ne possède point ces maisons magnifiques,
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques
Où la
magnificence étale ses attraits,
Il jouit des beautés qu'ont les saisons nouvelles;
Il voit de la verdure et des
fleurs naturelles,
Qu'en ces riches lambris l'on ne voit qu'en portraits.
Crois-moi, retirons-nous hors de la multitude,
Et vivons désormais loin de la servitude
De ces palais dorés
où tout le monde accourt:
Sous un chêne élevé les arbrisseaux s'ennuient,
Et devant le soleil tous les astres
s'enfuient,
De peur d'être obligés de lui faire la cour.
Après qu'on a suivi sans aucune assurance
Cette vaine faveur qui nous paît d'espérance,
L'envie en un
moment tous nos desseins détruit;
Ce n'est qu'une fumée; il n'est rien de si frêle;
Sa plus belle moisson est
sujette à la grêle,
Et souvent elle n'a que des fleurs pour du fruit.