Jean de la Fontaine

152   La Cour du Lion SA Majesté Lionne un jour voulut connaître
    De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
    Il manda donc par députés
    Ses vassaux de toute nature,
    Envoyant de tous les côtés
    Une circulaire écriture,
    Avec son sceau. L'écrit portait
    Qu'un mois durant le roi tiendrait

    Cour plénière dont l'ouverture
    Devait être un fort grand festin,
    Suivi des tours de Fagotin.
    Par ce trait de magnificence
Le prince à ses sujets étalait sa puissance.
    En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'ours boucha sa narine:
Il se fût bien passé de faire cette mine.
Sa grimace déplut. Le monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le singe approuva fort cette sévérité,
Et, flatteur excessif, il loua la colère
Et la griffe du prince, et l'antre, et cette odeur:
    Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie.
    Ce monseigneur du Lion là
    Fut parent de Caligula.
Le renard étant proche: `Or çà, lui dit le sire,
Que sens-tu? dis-le-moi. Parle sans déguiser.'
    L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume: il ne pouvait que dire
    Sans odorat; bref il s'en tire.
    Ceci vous sert d'enseignement.
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.


153   Le Rat qui s'est retiré du Monde LES Levantins en leur légende
  Disent qu'un certain rat, las des soins d'ici-bas,
  Dans un fromage de Hollande
  Se retira loin du tracas.
  La solitude était profonde,
  S'entendant partout à la ronde.
Notre hermite nouveau subsistait là-dedans.
  Il fit tant de pieds et de dents
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'hermitage
Le vivre et le couvert; que faut-il davantage?
Il devint gros et gras: Dieu prodigue ses biens
  A ceux qui font voeu d'être siens.
  Un jour au dévot personnage
  Des députés du peuple rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère:
  Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat;
  Ratopolis était bloquée:
On les avait contraints de partir sans argent,
  Attendu l'état indigent
  De la république attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
  Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
  `Mes amis, dit le solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus:
  En quoi peut un pauvre reclus
  Vous assister? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.'
  Ayant parlé de cette sorte
  Le nouveau saint ferma sa porte.
  Qui désignai-je, à votre avis,
  Par ce rat si peu secourable?
  Un moine? Non, mais un dervis:
Je suppose qu'un moine est toujours charitable.

154   La Laitière et le Pot au Lait PERRETTE, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
    Cotillon simple et souliers plats.
    Notre laitière ainsi troussée
    Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent;
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée:
La chose allait à bien par son soin diligent.
    `Il m'est, disait-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison;
    Le renard sera bien habile
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable:
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre dans notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?'
Perrette là-dessus saute aussi, transportée:
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un oeil marri

    Sa fortune ainsi répandue,
    Va s'excuser à son mari,
    En grand danger d'être battue.
    Le récit en farce en fut fait;
    On l'appela le Pot au lait.

    Quel esprit ne bat la campagne?
    Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
    Autant les sages que les fous,
Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux:
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
    Tout le bien du monde est à nous,
    Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m'écarte, je vais détrôner le sophi;
    On m'élit roi, mon peuple m'aime,
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même:
    Je suis Gros-Jean comme devant.


155   La Mort et le Mourant       LA mort ne surprend point le sage:
    Il est toujours prêt à partir,
    S'étant su lui-même avertir
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
    Ce temps, hélas! embrasse tous les temps:
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,
    Il n'en est point qu'il ne comprenne
Dans le fatal tribut; tous sont de son domaine;
Et le premier instant où les enfants des rois
    Ouvrent les yeux à la lumière
    Est celui qui vient quelquefois

    Fermer


  By PanEris using Melati.

Previous chapter Back Home Email this Search Discuss Bookmark Next chapter/page
Copyright: All texts on Bibliomania are © Bibliomania.com Ltd, and may not be reproduced in any form without our written permission. See our FAQ for more details.