178 Épître à M... SI tu peux te résoudre à quitter ton logis,
Où l'or et l'outremer brillent sur les lambris,
Et laisser
cette table avec ordre servie,
Viens, pourvu que l'amour ailleurs ne te convie,
Prendre un repas chez
moi, demain, dernier janvier,
Dont le seul appétit sera le cuisinier.
Je te garde avec soin, mieux que mon
patrimonie,
D'un vin exquis, sorti des pressoirs de ce moine
Fameux dans Ovilé, plus que ne fut jamais
Le
défenseur du clos vanté par Rabelais.
Trois convives connus, sans amour, sans affaires,
Discrets, qui n'iront
point révéler nos mystères,
Seront par moi choisis pour orner le festin. Là par cent mots piquants, entants nés dans le vin,
Nous donnerons l'essor à cette noble audace
Qui fait
sortir la joie, et qu'avoûrait Horace.
Peut-être ignores-tu dans quel coin reculé
J'habite dans Paris, citoyen exilé,
Et me cache aux regards du
profane vulgaire?
Si tu le veux savoir, je vais te satisfaire.
Au bout de cette rue où ce grand cardinal,
Ce
prêtre conquérant, ce prélat amiral,
Laissa pour monument une triste fontaine
Qui fait dire au passant que
cet homme, en sa haine,
Qui du trône ébranlé soutint tout le fardeau,
Sut répandre le sang plus largement
que l'eau,
S'éléve une maison modeste et retirée,
Dont le chagrin surtout ne connaît point l'entrée.
L'oeil voit
d'abord ce mont dont les antres profonds
Fournissent à Paris l'honneur de ses plafonds,
Où de trente moulins
les ailes étendues
M'apprennent chaque jour quel vent chasse les nues;
Le jardin est étroit; mais les yeux
satisfaits
S'y promènent au loin sur de vastes marais.
C'est là qu'en mille endroits laissant errer ma vue,
Je
vois croître à plaisir l'oseille et la laitue;
C'est là que, dans son temps, des moissons d'artichauts
Du jardinier
actif secondent les travaux,
Et que de champignons une couche voisine
Ne fait, quand il me plaît, qu'un
saut dans ma cuisine;
Là, de Vertumne enfin les trésors précieux
Charment également et le goût et les yeux.
Dans ce logis pourtant humble et dont les tentures
Dans l'eau des Gobelins n'ont point pris leurs teintures,
Où
Mansart de son art ne donna point les lois,
Sais-tu quel hôte, ami, j'ai reçu quelquefois?
Enghien, qui ne suivant que la gloire pour guide,
Vers l'immortalité
prend un vol si rapide,
Et que Nerwinde a vu, par des faits inouis,
Enchaîner la victoire aux drapeaux de
Louis;
Ce prince, respecté moins par son rang suprême
Que par tant de vertus qu'il ne dut qu'à lui-même,
A fait
plus d'une fois, fatigué de Marly,
De ce simple séjour un autre Chantilly.
Conti, le grand Conti, que la gloire
environne,
Plus orné par son nom que par une couronne,
Qui voit, de tous côtés, du peuple et des soldats
Et
les coeurs et les yeux voler devant ses pas,
A qui Mars et l'Amour donnent, quand il commande,
De myrte
et de laurier une double guirlande,
Dont l'esprit pénétrant, vif et plein de clarté,
Est un rayon sorti de la Divinité,
A
daigné quelquefois, sans bruit, dans le silence.
Honorer le réduit de sa noble présence.
Ces héros, méprisant
tout l'or de leurs buffets,
Contents d'un linge blanc et de verres bien nets,
Qui ne recevaient point la liqueur
infidèle
Que Rousseau fit chez lui d'une main criminelle,
Ont souffert un repas simple et non préparé,
Où l'art
des cuisiniers, sainement ignoré,
N'étalait point au goût la funeste élégance
De cent ragoûts divers que produit
l'abondance,
Mais où le sel attique, à propos répandu,
Dédommageait assez d'un entremets perdu.
C'est à de tels repas que je te sollicite;
C'est dans cette maison où ma lettre t'invite.
Ma servante déjà, dans
ses nobles transports,
A fait à deux chapons passer les sombres bords.
Ami, viens donc demain avant qu'il soit une heure.
Si le
hasard te fait oublier ma demeure,
Ne va pas t'aviser, pour trouver ma maison,
Aux gens des environs
d'aller nommer mon nom;
Depuis trois ans et plus, dans tout le voisinage,
On ne sait, grâce au ciel, mon
nom ni mon visage.
Mais demande d'abord où loge dans ces lieux
Un homme qui, poussé d'un désir curieux,
Dès
ses plus jeunes ans sut percer où l'Aurore
Voit de ses premiers feux les peuples du Bosphore;
Qui, parcourant
le sein des infidèles mers,
Par le fier Ottoman se vit chargé de fers;
Qui prit, rompant sa chaîne, une nouvelle
course
Vers Jes tristes Lapons que gêle et transit l'Ourse,
Et s'ouvrit un chemin jusqu'aux bords retirés
Où les
feux du soleil sont six mois ignorés.
Mes voisins ont appris l'histoire de ma vie,
Dont mon valet causeur
souvent les désennuie.
Demande-leur encore où loge en ces marais
Un magistrat qu'on voit rarement au
palais;
Qui, revenant chez lui lorsque chacun sommeille,
Du bruit de ses chevaux bien souvent les réveille;
Chez
qui l'on voit entrer, pour orner ses celliers,
Force quartauts de vin, et point de créanciers.
Si tu veux, cher
ami, leur parler de la sorte,
Aucun ne manquera de te montrer ma porte:
C'est là qu'au premier coup tu
verras accourir
Un valet diligent qui viendra pour t'ouvrir;
Tu seras aussitôt conduit dans une chambre
Où