Pierre-Jean de Béranger
215 Roger Bontemps AUX gens atrabilaires Pour exemple donné, En un temps de misères Roger Bontemps
est né. Vivre obscur à sa guise, Narguer les mécontents; Eh gai! c'est la devise Du gros Roger Bontemps. Du chapeau de son père Coiffé dans les grands jours, De roses ou de lierre Le rajeunir toujours; Mettre un
manteau de bure, Vieil ami de vingt ans; Eh gai! c'est la parure Du gros Roger Bontemps.
Posséder dans sa hutte Une table, un vieux lit, Des cartes, une flûte, Un broc que Dieu remplit.
Un portrait de maîtresse, Un coffre et rien dedans; Eh gai! c'est la richesse Du gros Roger Bontemps.
Aux enfants de la ville Montrer de petits jeux; Être un faiseur habile De contes graveleux: Ne parler que de
danse Et d'almanachs chantants; Eh gai! c'est la science Du gros Roger Bontemps.
Faute de vin d'élite, Sabler ceux du canton; Préférer Marguerite Aux dames du grand ton; De joie et de tendresse Remplir
tous ses instants; Eh gai! c'est la sagesse Du gros Roger Bontemps.
Dire au Ciel: Je me fie, Mon Père, à ta bonté; De ma philosophie Pardonne la gaîté; Que ma saison dernière Soit
encore un printemps; Eh gai! c'est la prière Du gros Roger Bontemps.
Vous, pauvres pleins d'envie, Vous, riches désireux, Vous, dont le char dévie Après un cours heureux;
Vous, qui perdrez peut-être Des titres éclatants, Eh gai! prenez pour maître Le gros Roger Bontemps.
216 Les Souvenirs du peuple ON parlera de sa gloire Sous le chaume bien longtemps. L'humble toit, dans
cinquante ans, Ne connaîtra plus d'autre histoire. Là viendront les villageois Dire alors à quelque vieille: `Par
des récits d'autrefois, Mère, abrégez notre veille. Bien, dit-on, qu'il nous ait nui, Le peuple encor le révère, Oui, le
révère; Parlez-nous de lui, grand'mère, Parlez-nous de lui.' `Mes enfants, dans ce village, Suivi de rois, il passa; Voilà bien longtemps de ça: Je venais d'entrer en ménage. A
pied grimpant le coteau Où pour voir je m'étais mise, Il avait petit chapeau Avec redingote grise. Près de lui je
me troublai: Il me dit: Bonjour, ma chère, Bonjour, ma chère. --Il vous a parlé, grand'mère! Il vous a parlé!
`L'an d'après, moi, pauvre femme, A Paris étant un jour, Je le vis avec sa cour: Il se rendait à Notre-Dame. Tous
les coeurs étaient contents; On admirait son cortège. Chacun disait: Quel beau temps! Le ciel toujours le
protège. Son sourire était bien doux; D'un fils Dieu le rendait père, Le rendait père. --Quel beau jour pour vous,
grand'mère! Quel beau jour pour vous!
`Mais quand la pauvre Champagne Fut en proie aux étrangers, Lui, bravant tous les dangers, Semblait seul
tenir la campagne. Un soir, tout comme aujourd'hui, J'entends frapper à ma porte; J'ouvre; bon Dieu! c'était
lui Suivi d'une faible escorte. Il s'asseoit où me voilà, S'écriant: Oh! quelle guerre! Oh! quelle guerre! --Il s'est
assis là, grand'mère! Il s'est assis là!
`J'ai faim, dit-il; et bien vite Je sers piquette et pain bis; Puis il sèche ses habits, Même à dormir le feu l'invite. Au
réveil, voyant mes pleurs, Il me dit: "Bonne espérance!
Je cours de tous ses malheurs, Sous Paris, venger la France." Il part; et comme un trésor J'ai depuis gardé
son verre, Gardé son verre. --Vous l'avez encor, grand'mère Vous l'avez encor!
`Le voici. Mais à sa perte Le hèros fut entraîné. Lui, qu'un pape a couronné, Est mort dans une île déserte. Longtemps
aucun ne l'a cru; On disait: Il va paraître. Par mer il est accouru; L'étranger va voir son maître. Quand d'erreur
on nous tira, Ma douleur fut bien amère, Fut bien amère. --Dieu vous bénira, grand'mère, Dieu vous bénira!'
217 Les Hirondelles CAPTIF au rivage du Maure Un guerrier courbé sous ses fers Disait: `Je vous revois
encore, Oiseaux ennemis des hivers. Hirondelles, que l'espérance Suit jusqu'en ces brillants climats, Sans
doute vous quittez la France: De mon pays ne me parlez-vous pas? `Depuis
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