Émile Deschamps

227    A une mère qui pleure COMME un voleur de nuit, chez vous, la mort avide
S'est glissée ... Et voilà qu'il dort sous le gazon,
Le beau petit enfant, lui qui dans la maison
Tenait si peu de place et laisse un si grand vide!

Quand le fil de nos jours lentement se dévide
Sur le fuseau fatal, et que notre toison
Tombe mûre et jaunie, à l'arrière-saison,
Insensé qui se plaint du moissonneur livide!

Mais qui donc, avec vous, qui ne gémirait pas,
Voyant que votre Abel se lasse au premier pas,
Que son rire si vite en un râle se change?

Pourtant, réfléchissons que Dieu dut bien l'aimer,
Puisqu'il le prend à l'âge où, sans le transformer,
De l'enfant rose et blond il va se faire un ange.


228   Rodrigue pendant la bataille C'EST la huitième journée
De la bataille donnée
Aux bords du Guadalèté;
Maures et chrétiens succombent,
Comme les cédrats qui tombent
Sous les flèches de l'été.

Sur le point qui les rassemble
Jamais tant d'hommes ensemble
N'ont combattu tant de jours;
C'est une bataille immense
Qui sans cesse recommence,
Plus formidable toujours.

Enfin le sort se décide,
Et la Victoire homicide
Dit: `Assez pour aujourd'hui!'
Soudain l'armée espagnole
Devant l'Arabe qui vole
Fuit ... Les Espagnols ont fui!

Rodrigue, au bruit du tonnerre,
Comme un vautour de son aire,
S'échappe du camp tout seul,
Sur son front, altier naguère,
Jetant son manteau de guerre,
Comme l'on fait d'un linceul.

Son cheval, tout hors d'haleine,
Marche au hasard dans la plaine,
Insensible aux éperons;
Ses longs crins méconnaissables,
Ses pieds traînent sur les sables,
Ses pieds autrefois si prompts.

Dans une sombre attitude,
Mort de soif, de lassitude,
Le roi sans royaume allait,
Longeant la côte escarpée,
Broyant dans sa main crispée
Les grains d'or d'un chapelet.

Les pierres de loin lancées,
Par son écu repoussées,
En ont bosselé le fer;
Son casque déformé pèse
Sur son cerveau, que n'apaise
Signe de croix ni Pater.

Sa dague, à peine attachée,
Figure, tout ébréchée,
Une scie aux mille dents;
Ses armures entr'ouvertes
Rougissent, de sang couvertes,
Comme des charbons ardents.

Sur la plus haute colline
Il monte; et, sa javeline
Soutenant ses membres lourds,
Il voit son armée en fuite,
Et de sa tente détruite
Pendre en lambeaux le velours;

Il voit ses drapeaux sans gloire
Couchés dans la fange noire,
Et pas un seul chef debout;
Les cadavres s'amoncellent,
Les torrents de sang ruissellent ...
Le sien se rallume et bout.

Il cria: `Ah! quelle campagne!
Hier de toute l'Espagne
J'étais le seigneur et roi:
Xérès, Tolède, Séville,
Pas un bourg, pas une ville,
Hier, qui ne fût à moi.

`Hier, puissant et célèbre,
J'avais des châteaux sur l'Èbre,
Sur le Tage des châteaux.
Dans la fournaise rougie,
Sur l'or à mon effigie
Retentissaient les marteaux.

`Hier, deux mille chanoines
Et dix fois autant de moines
Jeûnaient tous pour mon salut;
Et comtesses et marquises,
Au dernier tournoi conquises,
Chantaient mon nom sur le luth.

`Hier, j'avais trois cents mules,
Des vents rapides émules,
Douze cents chiens haletants,
Trois fous, et des grands sans nombre
Qui, pour saluer mon ombre,
Restaient au soleil longtemps.


  By PanEris using Melati.

Previous chapter Back Home Email this Search Discuss Bookmark Next chapter/page
Copyright: All texts on Bibliomania are © Bibliomania.com Ltd, and may not be reproduced in any form without our written permission. See our FAQ for more details.