de l'amour de soi-même,
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s'aimer, tourmenté de
se voir? Mais, si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô femme!
Compagne délicate! Éva! sais-tu pourquoi?
C'est pour
qu'il se regarde au miroir d'une autre âme,
Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi:
-- L'enthousiasme
pur dans une voix suave.
C'est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes sur sa vie en vivant
sous sa loi.
Ta parole joyeuse a des mots despotiques;
Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort,
Que les rois
d'Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à l'égal de la mort;
Chacun cherche à fléchir tes
jugements rapides ...
-- Mais ton coeur, qui dément tes formes intrépides,
Cède sans coup férir aux rudesses
du sort.
Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles,
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui.
Le
sol meurtrit ses pieds, l'air fatigue ses ailes,
Son oeil se ferme au jour dès que le jour a lui;
Parfois, sur les
hauts lieux d'un seul élan posée,
Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y veiller sans
crainte et sans ennui.
Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences,
Ton coeur vibre et résonne au cri de l'opprimé,
Comme
dans une église aux austères silences
L'orgue entend un soupir et soupire alarmé.
Tes paroles de feu meuvent
les multitudes,
Tes pleurs lavent l'injure et les ingratitudes,
Tu pousses par le bras l'homme ... Il se lève
armé.
C'est à toi qu'il convient d'ouïr les grandes plaintes
Que l'humanité triste exhale sourdement.
Quand le coeur
est gonflé d'indignations saintes,
L'air des cités l'étouffe à chaque battement.
Mais de loin les soupirs de tourmentes
civiles,
S'unissant au-dessus du charbon noir des villes,
Ne forment qu'un grand mot qu'on entend clairement.
Viens donc! le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole
Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend;
La montagne
est ton temple et le bois sa coupole;
L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume
et l'oiseau ne soupire,
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire;
La terre est le tapis de tes
beaux pieds d'enfant.
Éva,
j'aimerai tout dans les choses créées,
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra
ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur:
Sur mon coeur déchiré viens poser ta main
pure,
Ne me laisse jamais seul avec la Nature;
Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur.
Elle me dit: `Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs;
Mes marches d'émeraude
et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris
ni vos soupirs; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets
spectateurs.
`Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations;
Je ne distingue pas
leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une
tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
`Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers:
Je suivais
dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers;
Après vous, traversant
l'espace où tout s'élance,
J'irai seule et sereine, en un chaste silence
Je fendrai l'air du front et de mes
seins altiers.'
C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon coeur alors je la hais, et je vois
Notre sang
dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes
yeux qui lui trouvaient des charmes:
`Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que
jamais on ne verra deux fois.'