Victor-Marie Hugo
235 Lorsque l'enfant paraît... . LORSQUE l'enfant paraît, le cercle de famille Applaudit à grands cris. Son
doux regard qui brille Fait briller tous les yeux, Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être, Se dérident
soudain à voir l'enfant paraître, Innocent et joyeux. Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre Les
chaises se toucher, Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire. On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa
mère Tremble à le voir marcher.
Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme, De patrie et de Dieu, des poëtes, de l'âme Qui s'élève en
priant; L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie Et les poëtes saints! la grave causerie S'arrête en souriant.
La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure, L'onde
entre les roseaux, Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare, Sa clarté dans les champs éveille une
fanfare De cloches et d'oiseaux.
Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine Qui des plus douces fleurs embaume son haleine Quand
vous la respirez; Mon âme est la forêt dont les sombres ramures S'emplissent pour vous seul de suaves
murmures Et de rayons dorés.
Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies, Car vos petites mains, joyeuses et bénies, N'ont
point mal fait encor; Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange, Tête sacrée! enfant aux cheveux blonds!
bel ange A l'auréole d'or!
Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche. Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche, Vos
ailes sont d'azur. Sans le comprendre encor vous regardez le monde. Double virginité! corps où rien n'est
immonde, Ame où rien n'est impur!
Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire, Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire, Ses pleurs
vite apaisés, Laissant errer sa vue étonnée et ravie, Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie Et sa bouche
aux baisers!
Seigneur! préservez-moi, préservez ceux que j'aime, Frères, parents, amis, et mes ennemis même Dans le
mal triomphants, De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles, La cage sans oiseaux, la ruche sans
abeilles, La maison sans enfants!
236 La Vache DEVANT la blanche ferme où parfois vers midi Un vieillard vient s'asseoir sur le seuil attiédi, Où
cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges, Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges Écoutent
les chansons du gardien du réveil, Du beau coq vernissé qui reluit au soleil, Une vache était là tout à l'heure
arrêtée. Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée, Douce comme une biche avec ses jeunes faons, Elle
avait sous le ventre un beau groupe d'enfants, D'enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles Frais,
et plus charbonnés que de vieilles murailles, Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant D'autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant, Dérobant
sans pitié quelque laitière absente, Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante Et sous leurs doigts
pressant le lait par mille trous, Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux. Elle, bonne et puissante et de
son trésor pleine, Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine Son beau flanc plus ombré qu'un flanc
de léopard, Distraite, regardait vaguement quelque part.
Ainsi, nature! abri de toute créature! O mère universelle! indulgente nature! Ainsi, tous à la fois, mystiques et
charnels, Cherchant l'ombre et le lait sous tes flancs éternels, Nous sommes là, savants, poëtes, pêle-mêle, Pendus
de toutes parts à ta forte mamelle! Et tandis qu'affamés, avec des cris vainqueurs, A tes sources sans fin
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