251 Booz endormi
*
BOOZ s'était couché de fatigue accablé;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire,
Puis avait fait son lit à sa
place ordinaire;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge;
Il était, quoique riche, à la justice enclin;
Il n'avait pas de
fange en l'eau de son moulin,
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse;
Quand il voyait
passer quelque pauvre glaneuse,
--Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur, loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc;
Et, toujours du
côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe;
Les femmes regardaient Booz plus
qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants;
Et
l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.
*Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les
moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres;
Et ceci se passait dans des temps très anciens. Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes
de pieds de géant qu'il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.
*Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée;
Or, la porte
du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit. Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu;
Une race y
montait comme une longue chaîne;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l'âme:
`Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt?
Le chiffre de mes
ans a passé quatre-vingt,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.
`Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
Ô Seigneur! a quitté ma couche pour la vôtre;
Et nous sommes
encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.
`Une race naîtrait de moi! Comment le croire?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants?
Quand on
est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire;
`Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et
je courbe, ô mon Dieu! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.'
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés;
Le cèdre ne
sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
*Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on
ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite. Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum
sortait des touffes d'asphodèle;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.