`Et là, dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile, L'âme, en un repli sombre où tout semble finir, Sent quelque
chose encor palpiter sous un voile ...-- C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir!'
239 Oceano Nox OH! combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses
lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis! Combien ont disparu, dure et triste fortune! Dans une
mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis! Combien de patrons morts avec leurs équipages! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages, Et d'un
souffle il a tout dispersé sur les flots! Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. Chaque vague en passant
d'un butin s'est chargée; L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots!
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues! Vous roulez à travers les sombres étendues, Heurtant de vos
fronts morts des écueils inconnus. Oh! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en
attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont pas revenus!
On s'entretient de vous parfois dans les veillées. Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées, Mêle
encor quelque temps vos noms d'ombre couverts Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures, Aux baisers
qu'on dérobe à vos belles futures, Tandis que vous dormez dans les goëmons verts!
On demande:--Où sont-ils? sont-ils rois dans quelque île? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?-- Puis votre souvenir même est enseveli. Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire. Le temps, qui
sur toute ombre en verse une plus noire, Sur le sombre océan jette le sombre oubli.
Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue. L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue? Seules,
durant ces nuits où l'orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, Parlent
encor de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur coeur!
Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière, Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre Dans
l'étroit cimetière où l'écho nous répond, Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, Pas même la chanson
naïve et monotone Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont!
Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires? Ô flots, que vous avez de lugubres histoires! Flots
profonds, redoutés des mères à genoux! Vous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous
fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!
240 Nuits de Fuin L'été, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte La plaine verse au loin un parfum enivrant; Les
yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entr'ouverte, On ne dort qu'à demi d'un sommeil transparent. Les astres sont plus purs, l'ombre paraît meilleure; Un vague demi-jour teint le dôme éternel; Et l'aube douce
et pâle, en attendant son heure, Semble toute la nuit errer au bas du ciel.
241 L'Expiation
IIL neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l'aigle baissait la tête. Sombres jours! l'empereur
revenait lentement, Laissant derrière lui brûler Moscou fumant. Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche. Après
la plaine blanche une autre plaine blanche. On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Hier la grande
armée, et maintenant troupeau On ne distinguait plus les ailes ni le centre. Il neigeait. Les blessés s'abritaient
dans le ventre Des chevaux morts; au seuil des bivouacs désolés On voyait des clairons à leur poste gelés, Restés
debout, en selle et muets, blancs de givre, Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre. Boulets,
mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs, Pleuvaient; les grenadiers, surpris d'être tremblants, Marchaient
pensifs, la glace à leur moustache grise. Il neigeait, il neigeait toujours! La froide bise Sifflait; sur le verglas,
dans des lieux inconnus, On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus. Ce n'étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre, C'était
un rêve errant dans la brume, un mystère, Une procession d'ombres sur le ciel noir. La solitude, vaste, épouvantable
|