à voir, Partout apparaissait, muette vengeresse. Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse Pour
cette immense armée un immense linceul; Et, chacun se sentant mourir, on était seul. --Sortira-t-on
jamais de ce funeste empire? Deux ennemis! le czar, le nord. Le nord est pire. On jetait les canons pour
brûler les affûts. Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus, Ils fuyaient; le désert dévorait le cortège. On
pouvait, à des plis qui soulevaient la neige, Voir que des régiments s'étaient endormis là. Ô chutes d'Annibal!
lendemains d'Attila! Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières, On s'écrasait aux ponts pour
passer les rivières, On s'endormait dix mille, on se réveillait cent. Ney, que suivait naguère une armée, à présent S'évadait,
disputant sa montre à trois cosaques. Toutes les nuits, qui-vive! alerte! assauts! attaques! Ces fantômes
prenaient leur fusil, et sur eux Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux, Avec des cris pareils aux voix des
vautours chauves, D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves, Toute une armée ainsi dans la nuit
se perdait. L'empereur était là, debout, qui regardait. Il était comme un arbre en proie à la cognée. Sur ce géant,
grandeur jusqu'alors épargnée, Le malheur, bûcheron sinistre, était monté; Et lui, chêne vivant, par la hache
insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches, Il regardait tomber autour de lui ses branches. Chefs,
soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour. Tandis qu'environnant sa tente avec amour, Voyant son
ombre aller et venir sur la toile, Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile, Accusaient le destin de
lèse-majesté, Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté. Stupéfait du désastre et ne sachant que croire, L'empereur
se tourna vers Dieu; l'homme de gloire Trembla; Napoléon comprit qu'il expiait Quelque chose peut-être, et,
livide, inquiet, Devant ses légions sur la neige semées: --Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées?-- Alors il
s'entendit appeler par son nom Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit: Non.
IIWaterloo! Waterloo! Waterloo! morne plaine! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine, Dans
ton cirque de bois, de coteaux, de vallons, La pâle mort mêlait les sombres bataillons. D'un côté c'est l'Europe
et de l'autre la France. Choc sanglant! des héros Dieu trompait l'espérance; Tu désertais, victoire, et le sort était
las. Ô Waterloo! je pleure et je m'arrête, hélas! Car ces derniers soldats de la dernière guerre Furent grands; ils
avaient vaincu toute la terre, Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin, Et leur âme chantait dans les
clairons d'airain! Le soir tombait; la lutte était ardente et noire. Il avait l'offensive et presque la victoire; Il tenait Wellington
acculé sur un bois.
Sa lunette à la main il observait parfois Le centre du combat, point obscur où tressaille La mêlée, effroyable
et vivante broussaille, Et parfois l'horizon, sombre comme la mer. Soudain, joyeux, il dit: Grouchy! -- C'était
Blücher! L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme, La mêlée en hurlant grandit comme une flamme. La
batterie anglaise écrasa nos carrés. La plaine où frissonnaient nos drapeaux déchirés Ne fut plus, dans les cris
des mourants qu'on égorge, Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge; Gouffre où les régiments,
comme des pans de murs, Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs Les hauts tambours-majors
aux panaches énormes, Où l'on entrevoyait des blessures difformes! Carnage affreux! moment fatal! L'homme
inquiet Sentit que la bataille entre ses mains pliait. Derrière un mamelon la garde était massée, La garde,
espoir suprême et suprême pensée! --Allons! faites donner la garde, cria-t-il, -- Et lanciers, grenadiers aux
guêtres de coutil, Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires, Cuirassiers, canonniers qui traînaient
des tonnerres, Portant le noir colback ou le casque poli, Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli, Comprenant
qu'ils allaient mourir dans cette fête, Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête. Leur bouche, d'un seul cri,
dit: vive l'empereur! Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur, Tranquille, souriant à la mitraille anglaise, La
garde impériale entra dans la fournaise. Hélas! Napoléon, sur sa garde penché, Regardait; et, sitôt qu'ils avaient
débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre, Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre, Fondre
ces régiments de granit et d'acier, Comme fond une cire au souffle d'un brasier. Ils allaient, l'arme au bras,
front haut, graves, stoïques, Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques! Le reste de l'armée hésitait sur leurs
corps Et regardait mourir la garde. -- C'est alors Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée, La Déroute, géante à la
|