Julien-Auguste-Pélage Brizeux
254 Le Convoi d'une pauvre Fille QUAND Louise mourut à sa quinzième année, Fleur des bois par la pluie
et le vent moissonnée, Un cortège nombreux ne suivit pas son deuil: Un seul prêtre, en priant, conduisait le
cercueil; Puis venait un enfant, qui, d'espace en espace, Aux saintes oraisons répondait à voix basse; Car
Louise était pauvre, et jusqu'en son trépas Le riche a des honneurs que le pauvre n'a pas. La simple croix
de buis, un vieux drap mortuaire, Furent les seuls apprêts de son lit funéraire; Et quand le fossoyeur, soulevant
son beau corps, Du village natal l'emporta chez les morts, A peine si la cloche avertit la contrée Que sa
plus douce vierge en était retirée. Elle mourut ainsi. -- Par les taillis couverts, Les vallons embaumés, les
genêts, les blés verts, Le convoi descendit, au lever de l'aurore. Avec toute sa pompe avril venait d'éclore, Et
couvrait, en passant, d'une neige de fleurs Ce cercueil virginal et le baignait de pleurs; L'aubépine avait
pris sa robe rose et blanche, Un bourgeon étoilé tremblait à chaque branche; Ce n'étaient que parfums et
concerts infinis, Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids.
255 Le Pont Kerlô UN jour que nous étions assis au pont Kerlô, Laissant pendre, en riant, nos pieds au fil de
l'eau, Joyeux de la troubler, ou bien, à son passage, D'arrêter un rameau, quelque flottant herbage, Ou sous
les saules verts d'effrayer le poisson Qui venait au soleil dormir près du gazon; Seuls en ce lieu sauvage,
et nul bruit, nulle haleine N'éveillant la vallée immobile et sereine, Hors nos ris enfantins, et l'écho de nos
voix Qui partait par volée et courait dans les bois, Car entre deux forêts la rivière encaissée Coulait jusqu'à la
mer, lente, claire et glacée; Seuls, dis-je, en ce désert, et libres tout le jour, Nous sentions en jouant nos
coeurs remplis d'amour. C'était plaisir de voir sous l'eau limpide et bleue Mille petits poissons faisant frémir
leur queue, Se mordre, se poursuivre, ou, par bandes nageant, Ouvrir et refermer leurs nageoires d'argent; Puis
les saumons bruyants; et, sous son lit de pierre, L'anguille qui se cache au bord de la rivière; Des insectes
sans nombre, ailés ou transparents, Occupés tout le jour à monter les courants, Abeilles, moucherons, alertes
demoiselles, Se sauvant sous les joncs du bec des hirondelles. -- Sur la main de Marie une vint se poser, Si
bizarre d'aspect qu'afin de l'écraser J'accourus; mais déjà ma jeune paysanne Par l'aile avait saisi la mouche
diaphane, Et voyant la pauvrette en ses doigts remuer: `Mon Dieu, comme elle tremble! oh! pourquoi la
tuer?' Dit-elle. Et dans les airs sa bouche ronde et pure Souffla légèrement la frêle créature, Qui, déployant soudain
ses deux ailes de feu, Partit, et s'éleva joyeuse et louant Dieu.
Bien des jours ont passé depuis cette journée, Hélas! et bien des ans! Dans ma quinzième année, Enfant,
j'entrais alors; mais les jours et les ans Ont passé sans ternir ces souvenirs d'enfants; Et d'autres jours
viendront et des amours nouvelles; Et mes jeunes amours, mes amours les plus belles, Dans l'ombre de
mon coeur mes plus fraîches amours, Mes amours de quinze ans refleuriront toujours.
256 La Maison du Moustoir Õ MAISON du Moustoir! combien de fois, la nuit, Ou quand j'erre le jour dans
la foule et le bruit, Tu m'apparais! -- Je vois les toits de ton village Baignés à l'horizon dans des mers de
feuillage, Une grêle fumée au-dessus, dans un champ Une femme de loin appelant son enfant, Ou bien un
jeune pâtre assis près de sa vache, Qui, tandis qu'indolente elle paît à l'attache, Entonne un air breton si
plaintif et si doux Qu'en le chantant ma voix vous ferait pleurer tous. Oh! les bruits, les odeurs, les murs
gris des chaumières, Le petit sentier blanc et bordé de bruyères, Tout renaît comme au temps où, pieds nus,
sur le soir, J'escaladais la porte et courais au Moustoir; Et dans ces souvenirs où je me sens revivre, Mon pauvre coeur troublé se délecte et s'enivre! Aussi, sans
me lasser, tous les jours je revois Le haut des toits de chaume et le bouquet de bois, Au vieux puits la
servante allant remplir ses cruches, Et le courtil en fleurs où bourdonnent les ruches, Et l'aire, et le lavoir,
et la grange; en un coin Les pommes par monceaux, et les meules de foin; Les grands boeufs étendus
aux portes de la crèche, Et devant la maison un lit de paille fraîche. Et j'entre; et c'est d'abord un silence
profond, Une nuit calme et noire; aux poutres du plafond Un rayon de soleil, seul, darde sa lumière, Et tout
autour de lui fait danser la poussière. Chaque objet cependant s'éclaircit: à deux pas, Je vois le lit de chêne et
son coffre; et plus bas (Vers la porte, en tournant), sur le bahut énorme, Pêle-mêle bassins, vases de toute
forme, Pain de seigle, laitage, écuelles de noyer; Enfin, plus bas encor, sur le bord du foyer, Assise à son
rouet près du grillon qui crie, Et dans l'ombre filant, je reconnais Marie; Et, sous sa jupe blanche arrangeant
ses genoux, Avec son doux parler elle me dit: `C'est vous!
|