Charles-Augustin Sainte-Beuve
Sonnets
257 i J'ÉTAIS un arbre en fleur où chantait ma Jeunesse, Jeunesse, oiseau charmant, mais trop vite envolé, Et
même, avant de fuir du bel arbre effeuillé, Il avait tant chanté qu'il se plaignait sans cesse. Mais sa plainte était
douce, et telle en sa tristesse Qu'à défaut de témoins et de groupe assemblé, Le buisson attentif avec l'écho
troublé Et le coeur du vieux chêne en pleuraient de tendresse. Tout se tait, tout est mort! L'arbre, veuf de
chansons, Étend ses rameaux nus sous les mornes saisons; Quelque craquement sourd s'entend par intervalle; Debout
il se dévore, il se ride, il attend, Jusqu'à l'heure où viendra la Corneille fatale Pour le suprême hiver chanter le
dernier chant.
258 ii L'AUTRE nuit, je veillais dans mon lit sans lumière, Et la verve en mon sein à flots silencieux S'amassait,
quand soudain, frappant du pied les cieux, L'éclair, comme un coursier à la pâle crinière, Passa; la foudre en
char retentissait derrière, Et la terre tremblait sous les divins essieux; Et tous les animaux, d'effroi religieux Saisis,
restaient chacun tapis dans leur tanière. Mais moi, mon âme en feu s'allumait à l'éclair; Tout mon sein bouillonnait,
et chaque coup dans l'air A mon front trop chargé déchirait un nuage. J'étais dans ce concert un sublime
instrument; Homme, je me sentais plus grand qu'un élément, Et Dieu parlait en moi plus haut que dans
l'orage.
259 Souvenir DANS l'île Saint-Louis, le long d'un quai désert, L'autre soir je passais; le ciel était couvert, Et
l'horizon brumeux eût paru noir d'orages, Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages; Le soleil se
couchait sous de sombres rideaux; La rivière coulait verte entre les radeaux; Aux balcons çà et là quelque
figure blanche Respirait l'air du soir; -- et c'était un dimanche. Le dimanche est pour nous le jour de souvenir; Car
dans la tendre enfance on aime à voir venir, Après les soins comptés de l'exacte semaine Et les devoirs
remplis, le soleil qui ramène Le loisir et la fête, et les habits parés, Et l'église aux doux chants, et les jeux
dans les prés; Et plus tard, quand la vie, en proie à la tempête, Ou stagnante d'ennui, n'a plus loisir ni fête, Si
pourtant nous sentons, aux choses d'alentour, A la gaîté d'autrui, qu'est revenu ce jour, Par degrés attendris
jusqu'au fond de notre âme, De nos beaux ans brisés nous renouons la trame, Et nous nous rappelons nos
dimanches d'alors, Et notre blonde enfance, et ses riants trésors. Je rêvais donc ainsi, sur le quai solitaire, A
mon jeune matin, si voilé de mystère, A tant de pleurs obscurs en secret dévorés, A tant de biens trompeurs
ardemment espérés, Qui ne viendront jamais, qui sont venus, peut-être! En suis-je plus heureux qu'avant
de les connaître? Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà Que soudain, loin, bien loin, mon âme s'envola, Et
d'objets en objets, dans sa course inconstante, Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante Me
tenait, tout enfant, durant nos soirs d'hiver, Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer. Elle m'y racontait
souvent, pour me distraire, Son enfance, et les jeux de mon père, son frère, Que je n'ai pas connu, car
je naquis en deuil, Et mon berceau d'abord posé sur un cercueil. Elle me parlait donc et de mon père et
d'elle; Et ce qu'aimait surtout sa mémoire fidèle, C'était de me conter leurs destins entraînés Loin du bourg
paternel où tous deux étaient nés. De mon antique aïeul je savais le ménage, Le manoir, son aspect, et tout le
voisinage; La rivière coulait à cent pas près du seuil; Douze enfants (tous sont morts) entouraient le fauteuil; Et
je disais les noms de chaque jeune fille, Du curé, du notaire, amis de la famille, Pieux hommes de bien,
dont j'ai rêvé les traits, Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais. Et tout cela revint en mon âme mobile, Ce
jour que je passais le long du quai dans l'île. Et bientôt, au sortir de ces songes flottants, Je me sentis pleurer, et j'admirai longtemps Que de ces hommes
morts, de ces choses vieillies, De ces traditions par hasard recueillies, Moi, si jeune et d'hier, inconnu
des aïeux, Qui n'ai vu qu'en récits les images des lieux, Je susse ces détails, seul peut-être sur terre, Que j'en
gardasse un culte en mon coeur solitaire, Et qu'à propos de rien, un jour d'été, si loin Des lieux et des objets,
ainsi j'en prisse soin. Hélas! pensais-je alors, la tristesse dans l'âme,
Humbles hommes, l'oubli sans pitié nous réclame, Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu, Le souvenir de
nous ici nous survit peu; Notre trace est légère et bien vite effacée; Et moi qui de ces morts garde encor la
pensée, Quand je m'endormirai comme eux, du temps vaincu, Sais-je, hélas! si quelqu'un saura que j'ai
vécu? Et, poursuivant toujours, je disais qu'en la gloire, En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire, Que
les coeurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut De bonne heure aspirer et se fondre plus haut, Et croire
en Celui seul qui, dès qu'on le supplie, Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n'oublie.
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