Auguste Barbier
261 Dante DANTE, vieux Gibelin! quand je vois en passant Le plâtre blanc et mat de ce masque puissant Que
l'art nous a laissé de ta divine tête, Je ne puis m'empêcher de frémir, ô poète! Tant la main du génie et celle de
malheur Ont imprimé sur toi le sceau de la douleur. Sous l'étroit chaperon qui presse tes oreilles, Est-ce le
pli des ans ou le sillon des veilles Qui traverse ton front si laborieusement? Est-ce au champ de l'exil,
dans l'avilissement, Que ta bouche s'est close à force de maudire? Ta dernière pensée est-elle en ce sourire Que
la mort sur ta lèvre a cloué de ses mains? Est-ce un ris de pitié sur les pauvres humains? Ah! le mépris va
bien à la bouche de Dante, Car il reçut le jour dans une ville ardente, Et le pavé natal fut un champ de graviers Qui
déchira longtemps la plante de ses pieds. Dante vit, comme nous, les passions humaines Rouler autour de
lui leurs fortunes soudaines; Il vit les citoyens s'égorger en plein jour, Les partis écrasés renaître tour à tour; Il
vit sur les bûchers s'allumer les victimes; Il vit pendant trente ans passer des flots de crimes, Et le mot de
patrie à tous les vents jeté. Sans profit pour le peuple et pour la liberté. Õ Dante Alighieri, poète de Florence, Je
comprends aujourd'hui ta mortelle souffrance; Amant de Béatrice, à l'exil condamné, Je comprends ton oeil cave et ton front décharné, Le dégoût qui te prit
des choses de ce monde, Ce mal de coeur sans fin, cette haine profonde Qui, te faisant atroce en te
fouettant l'humeur, Inondèrent de bile et ta plume et ton coeur. Aussi, d'après les moeurs de ta ville natale, Artiste,
tu peignis une toile fatale, Et tu fis le tableau de sa perversité Avec tant d'énergie et tant de vérité, Que les
petits enfants qui le jour, dans Ravenne, Te voyaient traverser quelque place lointaine, Disaient en contemplant
ton front livide et vert: `Voilà, voilà celui qui revient de l'enfer!'
262 Michel-Ange QUE ton visage est triste et ton front amaigri, Sublime Michel-Ange, ô vieux tailleur de
pierre! Nulle larme jamais n'a mouillé ta paupière; Comme Dante, on dirait que tu n'as jamais ri. Hélas! d'un
lait trop fort la Muse t'a nourri, L'art fut ton seul amour et prit ta vie entière; Soixante ans tu courus une
triple carrière Sans reposer ton coeur sur un coeur attendri. Pauvre Buonarotti! ton seul bonheur au monde Fut
d'imprimer au marbre une grandeur profonde, Et, puissant comme Dieu, d'effrayer comme Lui: Aussi,
quand tu parvins à ta saison dernière, Vieux lion fatigué, sous ta blanche crinière, Tu mourus longuement plein
de gloire et d'ennui.
263 L'Adieu AH! quel que soit le deuil jeté sur cette terre Qui par deux fois du monde a changé le destm, Quels
que soient ses malheurs et sa longue misère, On ne peut la quitter sans peine et sans chagrin. Ainsi, près de sortir du céleste jardin, Je me retourne encor sur les cimes hautaines, Pour contempler de là
son horizon divin Et longtemps m'enivrer de ses grâces lointaines:
Et puis le froid me prend et me glace les veines, Et tout mon coeur soupire, oh! comme si j'avais, Aux
champs de l'Italie et dans ses larges plaines,
De mes jours effeuillé le rameau le plus frais, Et sur le sein vermeil de la brune déesse Épuisé pour toujours
ma vie et ma jeunesse.
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By PanEris
using Melati.
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