Alfred de Musset
268 La Nuit de Mai
LA MUSEPOÈTE, prends ton luth et me donne un baiser; La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore. Le
printemps naît ce soir; les vents vont s'embraser; Et la bergeronnette, en attendant l'aurore, Aux premiers
buissons verts commence à se poser; Poète, prends ton luth et me donne un baiser.
LE POÈTE
Comme il fait noir dans la vallée! J'ai cru qu'une forme voilée Flottait là-bas sur la forêt. Elle sortait de la prairie; Son
pied rasait l'herbe fleurie; C'est une étrange rêverie; Elle s'efface et disparaît.
LA MUSEPoète, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse, Balance le zéphyr dans son voile odorant. La rose,
vierge encor, se referme jalouse Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant. Écoute! tout se tait; songe à la
bien-aimée. Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux. Ce
soir, tout va fleurir: l'immortelle nature Se remplit de parfums, d'amour et de murmure, Comme le lit joyeux
de deux jeunes époux.
LE POÈTE
Pourquoi mon coeur bat-il si vite? Qu'ai-je donc en moi qui s'agite Dont je me sens épouvanté? Ne frappe-t-
on pas à ma porte? Pourquoi ma lampe à demi morte M'éblouit-elle de clarté? Dieu puissant! tout mon corps
frissonne. Qui vient? qui m'appelle? -- Personne. Je suis seul, c'est l'heure qui sonne; Ô solitude! ô pauvreté!
LA MUSEPoète, prends ton luth; le vin de la jeunesse Fermente cette nuit dans les veines de Dieu. Mon
sein est inquiet; la volupté l'oppresse, Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu. Ô paresseux enfant! regarde,
je suis belle. Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas, Quand je te vis si pâle au toucher de mon
aile, Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras? Ah! je t'ai consolé d'une amère souffrance! Hélas!
bien jeune encor, tu te mourais d'amour. Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance; J'ai besoin de
prier pour vivre jusqu'au jour. Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire Te ronge; quelque chose
a gémi dans ton coeur; Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre, Une ombre de plaisir, un
semblant de bonheur. Viens, chantons devant Dieu; chantons dans tes pensées, Dans tes plaisirs perdus,
dans tes peines passées; Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu. Éveillons au hasard les échos de
ta vie, Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie, Et que ce soit un rêve, et le premier venu. Inventons quelque
part des lieux où l'on oublie; Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous. Voici la verte Écosse et la
brune Italie, Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux, Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes, Et Messa
la divine, agréable aux colombes; Et le front chevelu du Pélion changeant; Et le bleu Titarèse, et le golfe
d'argent Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire, La blanche Oloossone à la blanche Camyre. Dis-
moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer? D'où vont venir les pleurs que nous allons verser? Ce
matin, quand le jour a frappé ta paupière, Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet, Secouait des lilas dans
sa robe légère, Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait? Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie? Tremperons-
nous de sang les bataillons d'acier? Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie? Jetterons-nous au
vent l'écume du coursier? Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre De la maison céleste,
allume nuit et jour L'huile sainte de vie et d'éternel amour? Crierons-nous à Tarquin: `Il est temps, voici l'ombre!'? Descendrons-
nous cueillir la perle au fond des mers? Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers? Montrerons-nous le
ciel à la Mélancolie? Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés? La biche le regarde; elle pleure et
supplie; Sa bruyère l'attend; ses faons sont nouveau-nés; Il se baisse, il l'égorge, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son coeur encor vivant. Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée, S'en
allant à la messe, un page la suivant, Et d'un regard distrait, à côté de sa mère, Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant
sa prière? Elle écoute en tremblant, dans l'écho du pilier, Résonner l'éperon d'un hardi cavalier. Dirons-nous aux
héros des vieux temps de la France De monter tout armés aux créneaux de leurs tours, Et de ressusciter la
naïve romance Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours? Vêtirons-nous de blanc une molle élégie? L'homme
de Waterloo nous dira-t-il sa vie, Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains Avant que l'envoyé de la
|