Charles-Marie-Rene Leconte de Lisle
291 Les Hurleurs LE soleil dans les flots avait noyé ses flammes,
La ville s'endormait au pied des monts
brumeux;
Sur de grands rocs lavés d'un nuage écumeux
La mer sombre en grondant versait ses hautes
lames. La nuit multipliait ce long gémissement.
Nul astre ne luisait dans l'immensité nue;
Seule, la lune pâle, en écartant
la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.
Monde muet, marqué d'un signe de colère,
Débris d'un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de
son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l'océan polaire.
Sans borne, assise au Nord, sous les cieux étouffants,
L'Afrique, s'abritant d'ombre épaisse et de brume,
Affamait
ses lions dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d'éléphants.
Mais sur la plage aride, aux odeurs insalubres,
Parmi les ossements de boeufs et de chevaux,
De maigres
chiens, épars, allongeant leurs museaux,
Se lamentaient, poussant des hurlements lugubres.
La queue en cercle sous leurs ventres palpitants,
L'oeil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà
et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d'un frisson rapide agités par instants.
L'écume de la mer collait sur leurs échines
De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir;
Et quand les
flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.
Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait
pleurer une âme en vos formes immondes?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés?
Je ne sais; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages,
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J'entends
toujours, au fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages.
292 Midi MIDI, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout
se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu. L'étendue est immense, et les champs n'ont point d'ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux;
La
lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.
Seuls, les grands blés mûris, tels qu'une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil;
Pacifiques
enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.
Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation
majestueuse et lente
S'éveille, et va mourir à l'horizon poudreux.
Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et
suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais.
Homme, si, le coeur plein de joie ou d'amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis! la
nature est vide et le soleil consume:
Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.
Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l'oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner
ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,
Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin;
Et retourne à
pas lents vers les cités infimes,
Le coeur trempé sept fois dans le néant divin.
293 Le Sommeil du Condor PAR delà l'escalier des roides Cordillères,
Par delà les brouillards hantés des
aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L'envergure
pendante et rouge par endroits,
Le vaste oiseau, tout plein d'une morne indolence,
Regarde l'Amérique
et l'espace en silence,
Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l'Est, où les