Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon
chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux?
Je sais l'art
d'évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme
montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes?
-- Ô serments! ô parfums! ô
baisers infinis!
301 Hymne ALA très-chère, à la très-belle
Qui remplit mon coeur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en
immortalité! Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'éternel.
Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers
la nuit.
Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vérité?
Grain de muse qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité?
A la très-bonne, à la très-belle
Qui fait ma joie et ma santé,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en immortalité!
302 Madrigal triste QUE m'importe que tu sois sage?
Sois belle! et sois triste! Les pleurs
Ajoutent un
charme au visage,
Comme le fleuve au paysage;
L'orage rajeunit les fleurs. Je t'aime surtout quand la joie
S'enfuit de ton front terrassé;
Quand ton coeur dans l'horreur se noie;
Quand
sur ton présent se déploie
Le nuage affreux du passé.
Je t'aime quand ton grand oeil verse
Une eau chaude comme le sang;
Quand, malgré ma main qui te
berce,
Ton angoisse, trop lourde, perce
Comme un râle d'agonisant.
J'aspire, volupté divine!
Hymne profond, délicieux!
Tous les sanglots de ta poitrine,
Et crois que ton coeur
s'illumine
Des perles que versent tes yeux!
Je sais que ton coeur, qui regorge
De vieux amours déracinés,
Flamboie encor comme une forge,
Et que tu
couves sous ta gorge
Un peu de l'orgueil des damnés;
Mais tant, ma chère, que tes rêves
N'auront pas reflété l'Enfer,
Et qu'en un cauchemar sans trêves,
Songeant
de poisons et de glaives,
Éprise de poudre et de fer,
N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,
Déchiffrant le malheur partout,
Te convulsant quand l'heure tinte,
Tu
n'auras pas senti l'étreinte
De l'irrésistible Dégoût,
Tu ne pourras, esclave reine
Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
Dans l'horreur de la nuit malsaine
Me dire,
l'âme de cris pleine:
`Je suis ton égale, ô mon Roi!'
303 Recueillement SOIS sage, ô ma Douleur, et tiens-toi
plus tranquille.
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici;
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns
portant la paix, aux autres le souci. Pendant
que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir
des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,
Loin
d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
Surgir du
fond des eaux le Regret souriant;
Le
Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma
chère, entends la douce Nuit qui marche.