Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets-doux, de procès, de romances,
Avec de
lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une
pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
--
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, se traînent de longs vers
Qui s'acharnent
toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis
de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années,
L'Ennui,
fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
--
Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond
d'un Saharah brumeux!
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur
farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
305 Un Voyage à Cythère MON coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour
des cordages;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux. Quelle est cette île triste et noire? -- C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado
banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
--
île des doux secrets et des fêtes du coeur!
De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers
plane comme un arome,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des coeurs
en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses,
Ou le roucoulement éternel d'un ramier!
-- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux
troublé par des cris aigres.
J'entrevoyais pourtant un objet singulier!
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps
brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;
Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes
que c'était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme
un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses
bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L'avaient à coups de bec absolument châtré.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait;
Une plus grande
bête au milieu s'agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes,
En expiation de tes
infâmes cultes,
Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!
Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,
Comme un
vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes.
Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux
lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.